La crotte de pigeon avait éclaboussé le haut du pare-brise et perlait par paquets vert marron striés jaunasse. Bien entendu, il n'y avait plus de détergent dans le réservoir et l'essuie-glace chuintait sur la vitre en étalant la merde partout.
L'homme qu'elle avait aimé depuis le lycée, qu'elle n'arrivait pas — encore — à ne plus aimer, devait se trouver là-haut. Dans ce deux pièces de misère, dans cet immeuble laid, dans ce quartier de banlieue sans intérêt. Auparavant, il n'aurait daigné s'aventurer ici. Trop banal, trop looser, de ces endroits envahit par cette classe moyenne très moyenne, dans ses choix, ses amours, ses passions, trop pépérisant, pas assez raffiné. Et pourtant, il était là-haut avec cette ignoble voleuse d’hommes, à boire du champagne, tous deux nus dans des draps de soie froissés. Entre les amas écrasés du pigeon, elle ne pouvait qu'imaginer ce lit, la couleur de la literie. Mais elle en était certaine, il lui avait offert une parure luxueuse. En lin peut-être ? Non, quelque chose de velouté comme devait l'être sa petite culotte bordée de dentelle qui mettait en charme ses atouts fraîcheurs. Vingt ans à peine, la garce. Une gamine aux joues pleines, aux longs cheveux auburn. Quelque part entre la vamp et l'innocence.
À la réflexion, la fille lui importait peu. Elle ne représentait qu’une vulgaire parenthèse dans sa vie de couple. Peut-être même qu’il y en avait eu d’autres auparavant. Celle-ci n’avait après tout qu’une envergure un peu plus large. Un temps mort à combler. Quelque chose dans la norme biologique de l’homme. Avec un tout petit « h ». Cet enfoiré qui n’a pas su restreindre ses pulsions primaires, qui bouleversait son existence à elle ! Elle, victime de ce foutoir. Elle n'avait rien vu venir.
Ces dernières années, la tête engoncée dans les soucis de sa marmaille, son horizon s'était rétréci, aux zones : école / activités extrascolaires / café des mamans. Elle avait bien tenté de se relancer sur le marché du travail, mais elle n'avait peut-être pas mis toute la conviction nécessaire. Se rehausser au niveau des jeunasses dont la dextérité à l'ordinateur frisait l'impertinence, se retrouver à l'ombre d'un boss paternaliste alors qu'elle avait amassé en elle toutes les prérogatives de l'autorité, non merci. Et puis, surtout, l'idée de perdre ses microsecondes de liberté qu'elle arrivait à grappiller entre les recoins d'une journée emplie de bulles crayonnés de l'enfance. L'image d'une mère crevant une à une ses bulles, tassant leur contenu dans un sac à dos susceptible être transporté à droite, à gauche. Une mère qui pourrait ainsi récupérer l'air et l'espace pour aller se faire exploiter dans un bureau. Cette horrible idée de compresser le temps qu'elle consacrait d’ordinaire à sa progéniture. Tout cela l'avait horripilé. Elle n'avait donc pas aiguisé ses dents ni remonté sa jupe sur ses cuisses ou affûté son curriculum vitae. Pourtant, elle avait été froissée quand les refus s'étaient empilés dans sa boîte aux lettres.
Elle devinait que cette Hélène devait parader en petite tenue sur son balcon, le matin, un café aux lèvres, orgueilleuse de jeunesse. Elle travaillait peut-être dans l'une de ses grandes tours de verre, pas très loin, dans ce quartier d'affaires chic où tous les employés trottaient d'un pas fiévreux. Rien à voir avec le rythme des mères dans les bacs à sable. Elle ne pouvait soutenir la comparaison avec cette pétasse.
Ankylosée d'être restée de trop longues minutes étirées en italique, elle se reprit une position plus normale sur le siège du conducteur. La boue brunâtre avait commencé à sécher sous le mistral. Elle réitéra le balayage des essuie-glaces. Quelques morceaux s'agglutinèrent sur le caoutchouc et formèrent petit à petit une boule dense, emportant avec elle d'autres particules. La vitre était encore bariolée, mais la crasse s'était éclaircie. Elle n'arrivait toujours pas à percer l'intérieur de l'appartement où devait batifoler son mari, mais sa vision se fluidifiait. Elle fit tourner le couteau à viande sur son pouce. La pointe était aiguisée à souhait.
Elle était née sous une mauvaise étoile, le sort s’acharnait sur elle. Elle attirait les merdes comme un parachierie. N'avoir pas été capable de retrouver un travail n'avait somme toute été qu'un élément parmi d'autres. Sa vie avait été piquetée de confettis d’agacements. Pas des gros trucs, mais des ennuis qui s’enchaînaient sans discontinuer. À croire que les éruptions de la colère divine entraînaient des dommages collatéraux dont elle écopait. Comme si elle recevait les micros brisures d’une vitre explosée dans le lointain. Juste quelques éclaboussures sans gravité. Mais à la longue, c’était épuisant.
Élever ses enfants n’avait pas été une sinécure. Entre les dents de l’aîné, la dépression du second, les notes en chute libre de sa fille, elle n’avait guère pu respirer. Une embrouille résolue, et hop ! une autre se profilait à l’horizon. Une succession sans fin. Alors, quand son homme lui avait déclaré, d’une voix pressurisée, qu’il l’a quittait, sa réaction première — son unique réaction — fut de glapir : « A non ! pas encore une tuile ? ça suffit, j’ai eu ma dose ! »
Les enfants avaient tous dépassé les caps difficiles et même si la dernière était sur le paillasson de l’adolescence, elle pressentait que les choses s’annonçaient enfin pas trop mal. Elle avait réussi à lever la tête de son microcosmique tourbillon. Son panorama s’élargissait et le monde extérieur s’entrouvrait peu à peu. Alors non, pas ça, pas maintenant !
Son mari à peine sorti, elle s’était ruée à sa poursuite, le filant avec discrétion. Elle patientait là, en bas de cet immeuble sans grâce, depuis près de deux heures. Elle ne tenait pas tant à rencontrer cette Hélène. Si elle ne voyait rien, ne savait rien, cela voulait-il dire que cela n’existait pas ? Son homme lui reviendra, elle en était certaine. Ce n'était qu'une passade, la crise de la quarantaine, l'appel de la chair fraîche, un souvenir à revivre avant qu'il ne soit trop tard. Bien. Elle lui laisserait ce bain de jouvence.
Non ce qu’elle souhaitait, c’était à tout prix renverser la vapeur. Les crachotis du ciel, ces dommages collatéraux, elle allait les faire converger vers cette pouffe. Des petites tracasseries, rien de bien méchants, juste assez pour rendre l’existence plus grumeleuse. Hélène en serait irritée et ça se répercuterait sans doute sur sa vie amoureuse. Elle commencerait par bousiller sa boîte aux lettres et lacérer son courrier. Très ennuyeux de perdre des factures. Quant à remplacer la boîte, c’était le cirque administratif assuré. Elle imaginerait la suite au fur et à mesure. Mais elle songeait d’ores et déjà à altérer la crème de jour de cette idiote afin d’égayer ses joues peau de pêche de disgracieux boutons rouges.
Elle sortit de la voiture, racla le pare-brise avec un Sopalin et armé de son couteau à viande, se dirigea vers l’entrée de l’immeuble.
Alice de Castellanè
La partie de boules s'éternisait sous un soleil qui ne faiblissait guère. Le Marcel avait dû se coltiner le Parigot qui jouait comme on joue aux billes, en s'amusant. Il ne prenait jamais rien au sérieux et la série de pastis qu'il venait d'ingurgiter avec des glaçons — oh pauvre — n'arrangeait en rien ses affaires.
La bouche déversait un flot continu de grossièretés qui s'écoulaient sur le sol pour former une mélasse malodorante. Le peintre, genoux à terre, recevait cette boue verbeuse à pleines mains pour la sublimer sur son immense toile.
La vieille patiente là, sur le pavé, rue Picpus, son étal à ses pieds. Comme chaque matin de chaque année depuis des lustres. Sur le tréteau de bois fatigué, trois boîtes de fer.
Il l’é
C'était Mathilde qui avait eu l'idée du jeu. Le premier qui voyait un chapeau à fleurs pinçait l'autre. Après de longues minutes désertiques, ils durent accepter l'évidence, de nos jours, plus personne ne portait ce genre de couvre-chef. Lucien suggéra alors les chaussures à bout pointu. Mais leur vue décadente à tous les deux rendit le repérage athlétique. Ils se penchaient, mains en visi