Son truc, c'était les châles. Elle en tricotait ou crochetait des dizaines chaque année. Elle choisissait avec soin des laines artisanales, filées par des mains habiles. De temps à autre, elle s'octroyait quelques fantaisies avec des perles incrustées ou des fils piquetés de « kibrille ». Ses clientes appréciaient.
— Une maille à l'endroit, un jeté, trois mailles à l’endroit, deux mailles ensemble…
Elle se parlait à voix haute pour meubler le silence qui mangeait l'air de sa minuscule boutique. Mis à part le samedi et parfois en fin de journées, la foule ne se pressait pas. Oh, bien sûr, il y avait les inévitables petites mamies — des connaissances de longue date pour la plupart — qui venait tisser des causettes avec elle. Mais ce n'était pas de celles qui dépensaient sans compter. Un peu de mohair pour des chaussons de bébé, une pelote de laine vierge pour un bonnet, ce genre de chose. Par chance, quelques jeunes dames savaient apprécier la qualité luxueuse de ses produits. Elle avait ses habituées, de nouvelles recrues aussi. Mais des hommes, jamais. Ainsi, lorsqu'elle vit ce quadra franchir la porte, elle eut un sursaut. « Mon dieu, que vient-il faire ici. » Elle posa son tricot, enleva ses besicles et fit mine de se lever.
— Restez assise, je ne fais que regarder, merci !
Méfiante, elle le talonna des yeux. Il s'avança vers les aiguilles, tâta le bout pointu, braqua vers les écheveaux cachemire-soie, recensa les couleurs, trois pas à gauche, un petit tour sur lui-même et sortit en disant qu'il reviendrait plus tard.
Ce qu'il fit le lendemain et les deux autres jours qui suivirent. Le rituel changeait un tantinet à chaque visite. Parfois il s'arrêtait devant les fils de coton, tantôt devant les accessoires, mais invariablement il tâtait le bout pointu des aiguilles à tricoter. Ses amies, par l'odeur du cancan alléchées étaient venues chaque jour plus nombreuses. Ce fut donc escortée de six vieilles dames pimpantes, cheveux blancs lustrés, parées de mille atours, colliers et camées, qu'elle assista, vendredi matin, au point d’orgue.
Il arriva, comme d'habitude, le regard flou, la démarche hoquetante. Cette fois-ci, il fonça tout droit vers son comptoir et bang, s'effondra dessus. Juste comme cela.
Sans rien dire.
***
Il n'avait que trop tergiversé. Le temps pressait, il fallait l'arrêter. Un pas en avant, deux de côtés, sa vie était constellée d'incertitudes. Il lui avait promis ce cadran magique, l'avait rêvé tout haut avec elle. L'avait même dessiné avec elle, lorsque ses forces ne l'avaient pas encore tout à fait désertée.
C'était lundi.
Mardi, elle avait fouillé ses mains vides du regard puis s'était affaissée dans ses oreillers blancs.
Il eut honte. Honte de son inaction, de sa faiblesse. « Pardon, mon trésor, pardon. Je n'ai pas trouvé. Je réessaierai demain, je te jure ! » Ses lèvres s'étaient retroussées dans un maigre sourire. Y croyait-elle ? À sept ans, la frontière entre le réel et le fabuleux était ténue. Elle voulait y croire, il en avait l'intime conviction. « Tu comprends, ma douce, ces aiguilles doivent être très fortes pour retenir les heures, les empêcher d'avancer. Elles doivent être en fer très, très solide. Ça ne s’achète pas n'importe où. » Elle avait ouvert les yeux, s'était accrochée à son pouvoir de super-héros. Il se sentit enhardi, César au sommet de ses conquêtes, invincible.
Pourtant, ni le lendemain ni les jours suivants il ne put se résoudre à terminer cette pendule en carton. La crainte de lire un ricanement muet sur le visage de sa fille. « Papa ! ce sont des aiguilles à tricoter ça, c'est pas une horloge à arrêter le temps ! » La peur de décevoir, le désespoir envahir leurs deux âmes. Alors, il continuait à lui faire miroiter ses propres illusions, que les médecins allaient trouver très vite un remède, qu'elle rentrerait à la maison, bientôt.
Jeudi soir, elle eut un sursaut. D'une voix rauque, elle lança : « Je dois partir. On m'attend. Des gens tout en or et argent. Ils brillent. Pardon papa. » Son souffle se fit plus régulier, apaisé. Il lui parla toute la nuit, lui pria de retarder l’échéance. Demain, promis, il irait chercher ces foutues aiguilles magiques pour ce foutu cadran. Demain, dès que la boutique ouvrirait ses portes. Elle ne pouvait pas l'abandonner. Il le lui interdisait.
Il courut vers la mercerie, franchit le seuil en volant. Le comptoir scintillait de mille feux. À l'arrière, des anges d'argent et d’or regardaient avec amour sa fille, assise sur le rebord. Elle souriait, étincelante de lumière. Elle lui fit un petit signe de la main. Il s'avança, hagard. Elle sembla se dissoudre dans l'air. Il fonça vers elle, mais elle disparut dans une poussière d’étoiles.
Alice de Castellanè
Pièce en 1 acte
Le foyer des artistes, derrière la grande scène de l’Opéra de Paris. La pièce est nue, sauf quelques chaises çà et là. Six ou sept danseuses en tutu vont et viennent sur la scène, s’étirent, font des pauses, des mines. Au fond, côté jardin, trois hommes distingués, en habit noir et haut de forme les admirent ou les jugent.
Peut-être était-ce un lundi, à moins que ce ne fût un mardi. Le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg n'avait qu'une idée très vague des marques du temps. Il croyait se rappeler que l'on était en septembre, et encore, parce que c'était la fin du mois et qu'il avait eu le temps de s'y habituer.
— Et arôme de pêche-coriandre pour celui-ci. Qu'en pensez-vous ?
— Je déteste la coriandre. Je cherche quelque chose de plus léger, plus fleuri.
—Alors notre collection d'été devrait vous plaire. Elle nous a été inspirée par des imprimés champêtres. Sachez aussi que nous préparons déjà la version automnale, fragrance boisée et truffée.
Albert, accoudé avec grâce à l'un des pré
Ma chériiiiie ! tu vois, c'était un sublaïme après-midi de septembre, le temps idéal pour faire du shopping, pas trop chaud, pas trop froid, juste parfait. Alors, la nana, une blonde canon, mais ca-non, je te dis, un « 8 » parfait, probablement la petite cinquantaine, mais franchement, je te juuuuure, on ne lui en donnerait pas plus que quarante.